Article VOGUE HOMMES INTERNATIONAL
Il y a quelques jours, dans une salle d'attente, je suis tombée sur ce numéro de VOGUE HOMMES INTERNATIONAL (magazine de mode masculin paru en septembre 2010). En couverture un homme très séduisant avec une magnifique chevelure poivre et sel, ainsi que ce grand titre "LA FORCE DE L'AGE" m'ont interpelée ! Je me suis empressée de trouver la page de l'article pour le lire et ensuite...le prendre en photo afin de pouvoir le partager ici. Ecrit pour les hommes, cet article parlera aussi aux femmes ! Je me suis demandée si pour le même sujet de société dans un magazine féminin, on aurait pu trouver une femme à la chevelure poivre et sel ou blanche en couverture ! Je n'en suis pas si sûre !
Je vous le retranscris ici (ce qui est écrit en rouge, c'est moi ;-) !) : "Si l'une des conditions de l'homme moderne est de ne jamais vieillir, une campagne de publicité illustre ce nouvel agenda existenciel de manière frappante. La maison Dior, en choisissant pour promouvoir son parfum indémodable, Eau Sauvage, une photo d'Alain Delon prise en 1966, l'acteur au climax de sa beauté, a fait preuve d'une audace marketing indéniable mais elle a aussi enfoncé de facto le clou d'une horreur de l'âge ou du temps qui passe. Delon est toujours vivant, on peut le photographier, il a plutôt belle allure. Le parfum a plus de quarante ans, Delon en a 75. Il faut donc chercher dans les archives une image qui a quelque chose d'immarscecible sur lequel le temps n'a pas de prise.
On trouve dans le dernier volume d' A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU, la vision par Marcel Proust d'une soirée où il ne reconnait plus aucun convive dont il entend pourtant le nom familier. Il lui semble évoluer dans un bal masqué où chacun a pris un déguisement en se blanchissant cheveux et barbes, s'affublant le visage de rides, jusqu'à se rendre méconnaissable et vaguement comique. Le narrateur fait l'expérience d'un saut hors de la jeunesse et découvre que la "vieillesse" peut être une "notion purement abstraite" qui tombe sur les individus comme la foudre. Nous sommes les héritiers de cette profonde incrédulité. Dans LE RECUL DE LA MORT, le penseur atypique Paul Yonnet considère que l'individu réfutant le plus tard possible les effets du temps sur lui et sur son entourage est le produit d'une société qui sait désormais maîtriser la natalité (les enfants sont désirés et non subis) comme la mortalité (l'allongement de la durée de la vie). Il décrit parmi les conséquences de cette nouvelle donne démographique l'avènement d'une sorte d'immaturité glorieuse qu'incarne la figure de l'adolescent. Vigoureux physiquement, découvrant toutes les expériences avec l'émotion de la première fois, l'ado évolue dans une parenthèse qu'il lui devient, une fois adulte, quasi-impossible de fermer lui-même. Cet âge, caractérisé selon Yonnet par l'absence de gravité, le goût de la fête, le narcissisme et de nouvelles formes d'exhibitionnisme, conduit à rêver son existence sur le mode d'une autonomie introuvable. On a parlé de l'adulescent, cet adulte qui ne veut ni vieillir ni accepter l'autonomie que requiert son âge.
"L'esthétique du corps jeune n'a jamais été aussi tyrannique, voir terroriste qu'elle ne l'est aujourd'hui, dit le philosophe Gilles Lipovetsky (dernier livre paru L'OCCIDENT MONDIALISÉ, avec Hervé Juvin, chez Grasset). Il devient plus important de paraître jeune que riche, une lutte des âges qui devient plus forte que la lutte des classes. Nous vivons dans des sociétés où les normes, les conventions, les cultures de classes sont moins fortes et ce qui s'impose, via le marché et le marketing du sport, des crèmes anti-rides, des produits de coloration, de la chirurgie esthétique pour tous, c'est la volonté de rester beau, mince, séduisant. Plus les images d'une possibilité de retarder les effets de l'âge vont se multiplier, plus l'impératif de jeunesse sera fort. Si on vous montre un homme de cinquante ans qui en paraît quarante, ce potentiel, qui pouvait encore rester un slogan mensonger ou peu crédible, est intériorisé par une masse grandissante de gens."
Pourtant, les chiffres parlent d'eux-mêmes : en France, en 2015, les plus de 50 ans représenteront plus de la moitié de la population et en 2020, les plus de 60 ans seront plus nombreux que les moins de 20 ans. De l'inversion de la pyramide des âges après le baby boom procède aussi sans doute une sorte d'affolement de de déni. "Nous ne sommes plus dans une durée de la transmission, du transfert - de la tradition en valeur active - mais dans une syncope de la métamorphose ", écrit le philosophe Jean-Luc Nancy (dans la revue VACARME, numéro consacré à la "Politique des générations"). La mode, le cinéma, la publicité, vecteurs d'une imagerie obsessionnelle de l'instant infiniment consommable, établissent les critères stricts d'une apparence qui se doit d'être impeccable : minceur, énergie, visage lisse...cheveux blancs camouflés On assiste ainsi à un véritable apartheid générationnel dans l'univers des images qui exclut toutes les plus de 50 ans au nom de l'incompatibilité avec l'esprit ultra compétitif des sociétés libérales. Le vieux sage est un vieux con, l'homme riche de souvenirs un radoteur, le senior en entreprise un ringard qui ralentit le rythme des transformations... L'âge devient une anti-valeur.
Les remarques désagréables ("Il a pris un méchant coup de vieux", "Il devrait se bouger un peu, on dirait une ruine"...) suggèrent que chacun est maître de son destin physique et de la sauvegarde de son apparence. L'essayiste et historien Georges Vigarello, dans une conférence sur "Le culte du corps dans la société moderne", estime que nous assistons depuis 20 ans à une extension du territoire de la santé qui n'est plus réservé au seul bon fonctionnement des organes et à l'écoute des symptômes mais devient une utopie du bien-être total. Le sport, la cartographie génétique, la cosmétique sont autant de moyens d'avoir une emprise sur soi, de se saisir dans le projet (fou) d'une existence intangible. Mais ce nouvel imaginaire d'une jeunesse indéfiniment prolongée conduit tout droit vers de terribles déconvenues car, comme à l'époque de Proust, le temps ne disparaît quel que soit le désir prométhéen de l'annuler : "Le Temps qui d'habitude n'est pas visible, pour le devenir cherche des corps et, partout où il les rencontre, s'en empare pour montrer sur eux sa lanterne magique." Que ces projections du temps sur les êtres redeviennent un spectacle désirable, non une catastrophe ou une honte (Tout est dit !), c'est un chantier qu'il faut laisser rapidement si on ne veut pas finir comme ce personnage d'homme mûr dans un film d'Ingmar Bergman qui dans son miroir ne voit plus, ne sait plus voir, autre chose, qu'une pauvre vieux schnock en culotte courte ".
Par Didier Perron